Normer le corps pour se distinguer
Les armes sont encore nécessaires en temps de paix en diverses exercices : et se voient les gentilhommes aux spectacles publics en la présence du peuple, des dames et des grands seigneurs.[1]
Castiglione, par cet extrait, rend visible un double impératif du courtisan. D’une part, le courtisan doit savoir manier les armes car il doit faire la guerre. D’autre part, le maniement des armes sert aussi un objectif spectaculaire. Il s’agit de savoir combattre, non pas pour tuer, mais pour se mettre en scène. En somme, on n’est pas loin, ici, de l’idéal chevaleresque que l’on retrouve cristallisé avec les tournois et les joutes. Ce qui est particulièrement intéressant dans cet extrait est que la nécessité de l’excellence dans le maniement d’arme viendrait d’un besoin de se démarquer du reste de la société (du peuple ainsi que des seigneurs et dames).
Hormis les armes, le Courtisan doit aussi connaître « le jeu de la paulme »[2] ou « le voltiger à cheval »[3]. Là encore, la distinction opère, car pour Castiglione, le courtisan doit « laisser les autres à part, comme voltiger en terre, aller sur la corde, et telles choses qui approchent de bastellerie, et peu sont convenantes à gentilhommes »[4]. S’il faut que le courtisan connaisse et maîtrise des pratiques physiques, il ne faut cependant pas qu’on puisse le confondre avec un professionnel.
En résumé, le courtisan doit savoir manier les armes, mais n’est pas un soldat, doit entraîner son adresse, son agilité, ses réflexes, mais n’est pas un bateleur professionnel. Ce ne sont donc pas les activités qu’il pratique qui le différencient du reste de la société, mais plutôt parce qu’il les pratique avec « grâce »[5].
Castiglione ne s’arrête pas là, et questionne ensuite la provenance de cette grâce. Selon lui, elle peut être de deux natures. Dans certains cas, elle est de naissance : « Ceux qui naissent tant heureux et tant riches de ce trésor de grâce, comme en voyons d’aucuns, il ne me semble qu’en ceci [ont] peu besoin de maître »[6]. Ces cas de grâce naturelle sont rares, semble dire l’auteur. Dans tous les autres cas, les courtisans « sont seulement aptes à pouvoir avoir grâce, [en] y ajoutant fatigue, industrie[7] et études ».
La distinction joue à nouveau ici un rôle. Ceux qui ont la grâce de naissance se distinguent des autres courtisans qui doivent s’entraîner. Il paraît alors logiquement qu’on va avoir plus de respect pour eux, et Castiglione ne s’y trompe pas, les décrivant comme « admirables à tout le monde »[8]. Quant aux autres, ceux qui doivent étudier et pratiquer, le meilleur moyen pour cela est de recourir à « un très bon maître »[9], et pour cela il se sert d’un exemple :
Considérez comme très bien et avec grâce fait le seigneur Galéaze de sainct Severin grand écuyer de France tous les exercices de corps. Et cela advient pour ce qu’outre la naturelle disposition qu’il a de sa personne, a mis toute son étude à apprendre de bons maîtres & avoir près de lui hommes excellents & de chacun prendre le meilleur de ce qu’ils savent »[10].
Ici, on retrouve donc un deuxième niveau de distinction que nous avons déjà évoqué : pour atteindre la grâce dans tous les exercices physiques, encore faut-il avoir les moyens financiers pour se payer un maître. Les courtisans se caractérisent donc comme un groupe d’hommes ayant les moyens financiers de se différencier du reste de la population.
Pour ceux qui doivent s’entraîner, Castiglione offre un conseil supplémentaire : « user en toutes choses d’une certaine nonchalance & mesprison qui cache l’art et savoir & montre [que] ce qui se fait ou dit [est] sans fatigues & peines & quasi sans y penser »[11]. Dans la version italienne, le mot employé par Castiglione pour cette nonchalance et ce mépris est la sprezzatura. Pour le philosophe Alain Pons[12], cette sprezzatura est une manière d’accorder peu d’importance à ce que l’on fait ou dit, ce qu’il traduit lui par « désinvolture ». On est là au cœur de la théorie du courtisan, et c’est sûrement un des passages les plus connus de l’œuvre de Castiglione. Si le courtisan doit savoir tout maîtriser, il doit cacher tous les efforts réalisés pour y parvenir. Et l’auteur d’ajouter :
Si [L’étude] eut été connue, [elle] eut rendu douteux les courages du peuple, pour peur de n’être déçus [par cette étude]. Voyez donc comme montrer l’art […] et [l’étude] ôte la grâce de toute chose.[13]
Pour résumer, pour se distinguer, le courtisan doit maîtriser plusieurs pratiques physiques : la voltige à cheval, le jeu de paume, le maniement des armes, mais aussi la danse. Cependant, comme ces pratiques ne lui sont pas propres, il doit aussi se distinguer par la façon dont il les maîtrise, c’est-à-dire avec sprezzatura, avec nonchalance. Par cela, les courtisans se distinguent du reste de la population, mais aussi se hiérarchisent entre eux tant par la diversité des pratiques maîtrisées que par la qualité de leur nonchalance.
[1] Castiglione, op. cit., f° 25r.
[2] Ibid., f° 26r. Le Jeu de paume est un des ancêtres du tennis, qui se jouait en intérieur.
[3] Ibid., f° 26r.
[4] Ibid., f° 26r.
[5] Ibid., f° 27v.
[6] Ibid., f° 27v.
[7] Industrie se comprend ici dans le sens d’effort.
[8] Castiglione, op. cit., f° 28r.
[9] Ibid., f° 28v.
[10] Ibid., f° 29r.
[11] Ibid., f° 30r.
[12] Baldassare CASTIGLIONE, Le Livre du courtisan, présenté par Alain Pons, Paris, Flammarion, 1991, p. 54.
[13] Castiglione, op. cit., f°30r-30v.
Bibliographie pour les deux premiers articles :
Laurent TURCOT, Sports et loisirs. Une histoire des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2016.
Patrick BOUCHERON, Pascal BRIOIST, Delphine CARRANGEOT, Mélanie TRAVERSIER, Le Prince et les Arts. France, Italie. XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Atlande, 2010.
Hors BREDEKAMP, Le football florentin. Les jeux et le pouvoir à la Renaissance, Paris, Diderot Editeur, 1995.
Pascal BRIOIST, Hervé DREVILLON, Pierre SERNA, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne, Paris, Champs Vallon, 2002.
Baldassare CASTIGLIONE, Le Livre du courtisan, présenté par Alain Pons, Paris, Flammarion, 1991.
Georges VIGARELLO (dir.), Histoire du corps. Tome 1, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005.
Claude LESSART, Jean-Paul MASSICOTTE, Histoire du sport de l’Antiquité au XIXe siècle, Québec, PUQ, 1985.